Souvenirs de la
famille De Loÿs
le 6 juin au château de Gruchy
Extrait
de "Le Jour le Plus Fou" (par E.Coquart et P. Huet, chez Albin
Michel)
Le château de Gruchy, résidence de la famille
de Loys et en 1944, PC la compagnie 9/726, qui défendait
la Percée et Englesqueville
Le Capitaine Alfred Grundschloss,
né le 19 janvier 1893,
mort au combat le 6 juin 1944
Il commandait la 9ème compagnie (9/726) qui, à
partir de midi le 6 juin, a bloqué les Américains
à la sortie ouest de Vierville, jusqu'au matin du 7 juin.
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(nuit du 5 au 6 juin
et aube du 6 juin)
"Enfoui dans le bocage, cerné de
futaies et masqué par les haies, le château de Gruchy
n'est même pas visible depuis la départementale 514
qui frôle le mur d'enceinte. La mer est toute proche. En
fait, elle est tout autour. Le château, dit-on ici, repose
sur «un groin de terre». D'un côté,
la falaise à huit cents mètres. De l'autre, la plage
à deux kilomètres.
La maison est grande, immense. Mais Mme de Loÿs et
son fils Guy (âgé de 16 ans) ne disposent
plus que de la salle à manger au rez-de-chaussée
et de deux chambres à l'étage. Tout le reste est
occupé par les soldats Allemands, une centaine d'hommes
(de la compagnie 9/726), dont la présence
perturbe singulièrement la vie au château. Ce n'est
pas drôle tous les jours, mais Mme de Loÿs s'en tient
à une ligne de conduite rigoureuse, transmise à
son fils: pas d'attitude ouvertement hostile, pas question de
jouer «à la guéguerre», mais
aucune familiarité non plus. Rester froid et réservé,
savoir garder ses distances, ne jamais accepter la moindre invitation.
Bref, se contenter du strict minimum dans ses relations obligées
avec l'occupant.
Mme de Loÿs est une femme de volonté, d'ordre
et de sang-froid--------Elle avait fait la part des choses; compte
tenu de l'évolution de la guerre, des privations de plus
en plus difficiles à supporter dans la capitale, mieux
valait se réfugier à la campagne (chez une
tante âgée).
Depuis quelques jours pourtant, Mme de Loÿs s'interroge.
Sur le littoral, il pleut des bombes comme jamais. C'est un déluge.
Au point qu'un ami, le docteur Pinard, est venu lui demander si
elle voulait bien accueillir sa vieille mère de plus de
quatre-vingts ans ainsi que sa dame de compagnie. Ils habitent
à Cricqueville-en-Bessin, près de la pointe du Hoc,
objectif matraqué depuis plusieurs jours par l'aviation
alliée : "Je ne peux plus assurer la sécurité
de ma mère" a dit le toubib.
Mais au château de Gruchy aussi, la nuit du 5 au 6
juin s'annonce chahutée: "Ca devient brutal", commente
Mme de Loÿs.
Et bruyant. Entre 4 et 5 heures du matin, les soldats s'agitent
comme des forcenés, hurlent des ordres, dévalent
les escaliers, courent dans toutes les pièces. Mme de Loÿs
et son fils sortent sur la terrasse où ils sont bientôt
rejoints par le capitaine Grünschloss, commandant la compagnie
stationnée au château.
Contrairement à d'autres, à ce Meyer notamment,
un officier fanatique, un hitlérien, installé chez
des amis proches, au château des Isles (à
Vierville, chez la famille Ygouf), Grünschloss est
un homme de bien. Professeur de droit dans le civil, ce Bavarois
s'exprime en français et se montre d'une grande correction.
Le 25 mai dernier, alors que la vieille tante venait de décéder,
ses bonnes manières ont impressionné Mme de Loÿs
elle-même.
"Qu'est-ce que je peux faire pour vous?" lui a-t-il
demandé.
"Je vous serais reconnaissante de faire évacuer
l'escalier et le vestibule de toute présence Allemande
car je n'ai pas d'autre issue pour faire sortir le corps. Je voudrais
qu'elle quitte sa maison hors la présence de l'occupant.
J'aimerais aussi qu'au moment d'emmener le cercueil, vos hommes
soient ailleurs, que ce ne soit pas un spectacle pour eux".
- "Il en sera ainsi", promit Grünschloss, et
il tint parole. Mais auparavant, le capitaine souhaita saluer
la dépouille mortelle. Rendez-vous fut pris. A l'heure
dite, le capitaine entra dans la chambre de la morte en grande
tenue d'apparat, et avant de se recueillir, prit soin d'ôter
son sabre.
Un homme bien élevé. Même si aujourd'hui,
le temps presse...
"Je suis désolé, mais pour des raisons de sécurité,
je suis forcé de faire évacuer la maison."
"Mais où comptez-vous nous envoyer?" demande Mme
de Loÿs.
"Dans le souterrain."
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L'un des souterrains. Féru d'architecture
à la Viollet-le-Duc, l'ancêtre familial s'était
lancé jadis dans quelques fantaisies architecturales qui
donnent au château du 17ème siècle un charme
légèrement tarabiscoté. Dans le même
esprit, il avait fait creuser autour de la propriété
de vastes souterrains, lesquels n'avaient jamais été
achevés. Pour se constituer un abri, les Allemands avaient
choisi le plus proche, qui s'enfonçait dans le parc et
débouchait dans les bois, de l'autre côté
de la route.... Ils avaient aménagé le sol en une
sorte de parquet rudimentaire, avaient étayé le
plafond et badigeonné les parois de goudron.
Ça presse effectivement. Les bombes tombent tout
autour du château, explosent dans le parc (probablement
le bombardement par les Liberators à haute altitude, qui
"visent" la Percée, et qui vont tuer dans la campagne de
Louvières une trayeuse et son jeune fils). Mme de
Loÿs et son fils se ruent vers le souterrain, mais se rendent
compte qu'ils ont tout simplement oublié la vieille dame
et sa gouvernante au premier étage.
Guy fait demi-tour, récupère
d'abord la gouvernante. « Elle tremblait tellement,
se souvient-il, qu'elle en ébranlait la rampe d'escalier...
» Il la guide jusqu'au souterrain. Puis il revient sur
ses pas, chercher la mère du docteur Pinard. Là,
les choses se compliquent : la vieille dame refuse obstinément
de quitter la chambre. Elle est sourde, sourde au point qu'elle
n'entend rien des bombardements. L'électricité est
coupée, il fait encore sombre dans la pièce. Afin
que Mme Pinard puisse lire sur ses lèvres, le jeune garçon
s'éclaire le visage à l'aide d'une lampe de poche,
et tente, avec un minimum de courtoisie, d'expliquer la gravité
de la situation. Les pourparlers traînent, mais les bombes
continuent de tomber. A bout d'arguments, Guy de Loÿs prend
la vieille dame «mince comme un fétu»
dans ses bras et descend l'escalier. Elle proteste, se plaint
des manières effrontées de ce jeune homme fort peu
aimable. Mais alors qu'ils parviennent au niveau de la porte de
la cuisine, une déflagration formidable les projette tous
deux au sol. Cette fois, la grand-mère a compris, elle
hurle, elle tempête : «Plus vite, plus vite! Mon
fils m'a placée chez vous pour me sauver, pas pour me faire
mourir!»
Sonné par le souffle de l'explosion,
Guy agit comme un somnambule. Il reprend Mme Pinard dans ses bras,
court jusqu'au souterrain.
Celui-ci est comble. Outre les soldats Allemands qui ont
reçu l'ordre de rester sur place, une quarantaine de civils
se sont entassés dans l'étroit boyau. Des voisins,
des cultivateurs. Il y a là une femme en pleurs dont le
mari vient de périr sous les bombes, un nourrisson de deux
semaines à peine. Mme de Loÿs et Guy s'installent
à l'entrée, près du commandement Allemand
et du poste de secours.
6 heures du matin, dans le souterrain du château de
Gruchy. Mme de Loÿs se rapproche de son fils.
«As-tu entendu ce qu'a
dit le téléphoniste?»
Guy hausse les épaules. Contrairement à sa
mère, il ne comprend pas un mot d'allemand
«Il a dit : importante
flotte ennemie à huit milles en mer.»
Nouvelle communication téléphonique quelques
instants plus tard: les soldats du souterrain reçoivent
l'ordre de passer «de la phase défensive passive
à la phase défensive active». Ils se lèvent,
prennent leurs armes, montent lentement l'escalier qui les mène
à la surface, apparemment peu pressés de se battre.
Seuls, le téléphoniste et les infirmiers restent
dans l'abri. Moral en berne, ils affichent ouvertement leur pessimisme
: «Guerre finie. Deutschland kaputt», se lamentent-ils
auprès de la châtelaine de Gruchy.
Infirmiers et brancardiers sont appelés à
leur tour et quittent le souterrain, abandonnant les premiers
blessés qui, dans l'intervalle, sont arrivés. L'un
d'entre eux est très grièvement touché. Il
est étendu sur une civière, la boîte crânienne
littéralement décalottée. A la fois fasciné
et horrifié, le jeune Guy ne parvient pas à le quitter
des yeux. Il voit, sous la membrane miraculeusement intacte, le
cerveau qui palpite. Le malheureux souffre le martyre, il faut
lui tenir les mains en permanence afin qu'il ne touche pas à
son horrible plaie, ce qui pourrait causer des dégâts
irréparables. Mme de Loÿs trouve la parade : à
l'aide d'une corde, elle ligote le blessé sur sa civière..
(journée du 6 juin)
Les heures passent, interminables. Le vacarme est toujours
aussi infernal, la terre tremble sous les explosions, le souterrain
vibre, s'emplit parfois d'une terrifiante onde de choc. Les civils
s'habituent, devinent que la bataille s'est engagée sur
la plage, sous les falaises. Ils savent aussi faire la différence
entre les avions et les canons, entre les bombes et les obus.
Une légère accalmie survient vers 11 heures
du matin. Mme de Loÿs se tourne vers son fils : «Il
doit bien y avoir du lait, du pain ou quelque chose d'autre à
la maison. Débrouille-toi pour trouver de quoi nourrir
tous ces braves gens.»
Guy sort à l'air libre: partout des cratères
de bombes, des trous d'obus, des arbres fauchés, calcinés.
Il s'attend à retrouver le château en ruine, mais
il a été miraculeusement épargné.
Seule la façade a été criblée de balles
et toutes les vitres ont été pulvérisées.
Plus tard, les propriétaires apprendront qu'un obus est
passé sous la demeure et qu'il s'est enfoui sans avoir
explosé.
Le jeune garçon fait le tour de la maison, et tombe
nez à nez avec le capitaine Grünschloss. Stupéfait,
l'officier lui demande ce qu'il fait là. Veut-il se faire
tuer?
"Ma mère m'envoie chercher de l'eau, du lait et du ravitaillement
pour les gens du souterrain."
"Prenez tout ce qui peut être utile dans notre réserve."
Il accompagne Guy de Loÿs dans les dépendances
où toutes les rations de vivres sont stockées. Ils
se dirigent ensuite vers la cuisine pour récupérer
du pain.
«Prenez tout ce que vous voulez», dit encore
le capitaine Grünschloss. Puis il s'éloigne. Les de
Loÿs ne devaient plus le revoir vivant. Le capitaine Grünschloss
fut tué à huit cents mètres du château.
Il avait rassemblé ses hommes pour constituer un point
de défense sur la route de Vierville. (ils
ont bloqué toute la journée l'avance des américains
du 5ème Ranger et de la CieC/116 vers la pointe du Hoc).
Combien de temps? Dans le souterrain
de Gruchy, les heures, les minutes, les secondes s'écoulent
au compte-gouttes. Les bruits de la bataille s'infiltrent, serpentent
le long des parois suintantes d'humidité, résonnent
ou s'étouffent par saccades. Les enterrés du château
attendent.
Dans le courant de l'après-midi, d'autres fantassins
de la Wehrmacht blessés descendent l'escalier qui mène
au sous-sol. Mais il n'y a plus d'infirmiers pour prendre soin
d'eux. Ils sont ainsi près d'une vingtaine, dont certains
grièvement atteints.
Mme de Loÿs fait de son mieux, multiplie les pansements
sommaires.
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